En Suède, il y a Bergman, et il y a le reste... Et parmi ce "reste", il y a Thriller, A Cruel Picture (Thriller, En Grym Film en version originale), bande underground qui se traîne depuis des décennies une réputation de film épouvantable en raison d'une scène vicieuse d'énucléation. Archétype du sous-genre mésestimé "rape & revenge", Thriller est disponible en version intégrale, et dans une copie de qualité, grâce au remarquable DVD de l'éditeur américain Synapse. Attention : le commentaire qui suit révèle la chute du film.
Une voiture de police s’avance sur une route de campagne. Pas un son, rien, simplement le bruit de la bagnole qui s’amplifie au fur et à mesure qu’elle se rapproche du cadre. C’est long, mais c’est bon. On dirait du Bergman. Pas étonnant, on est dans un film suédois. Les flics sont arrivés trop tard, une fillette a déjà subi les outrages d’un vieux clodo. Cette fillette, c’est Madeleine. Suite à ce traumatisme, plus jamais un son ne sortira de sa bouche. D’une aphonie totale, même lorsque qu’elle sera à nouveau violée, des années plus tard, par des inconnus, séquestrée, droguée, tenue à la merci d’un maquereau des beaux quartiers qui, par un matin sinistre, l’a enlevée à ses parents fermiers pour la prostituer chez lui. Devenue une appétissante jeune femme (Christina Lindberg), d’une beauté glaciale toute nordique, elle subit. En silence. Survient l’horreur. Pour avoir griffé au visage un « client », son souteneur Tony la mutile en lui crevant l’œil gauche. Elle devient alors « la pirate », un bandeau posé sur l’orbite sacrifié. Un bandeau rouge, puis blanc, et enfin noir. C’est toute de noir vêtue, fusil à canon scié à la main, que Madeleine s’engage dans une vengeance implacable. Elle apprend les rudiments du tir, des arts martiaux et de la conduite sportive. L’heure a sonné…
C’était l’époque où le cinéma scandinave n’avait peur de rien. Avec La Source, histoire de vengeance parentale contre les assassins d’une fillette située dans la Suède médiévale (dont Wes Craven, avec La dernière maison sur la gauche, a signé un remake inavoué), Ingmar Bergman l’avant-gardiste avait touché là où ça fait mal. Au-delà de leur caractère pieux et contemplatif, Cris et chuchotements et Le silence comportent des scènes de violence sexuelle surprenantes (une mutilation vaginale dans le premier, une masturbation dans le second). Christina Lindberg, après une éphémère notoriété créée par la polémique autour de Thriller au festival de Cannes 1974, a par la suite offert son physique avantageux à l’érotomane américain Joseph Sarno pour quelques friandises cochonnes tournées en Europe.
Survient donc Thriller, A Cruel Picture, que les bandes-annonces américaines de l’époque (visibles en supplément sur l’indispensable DVD édité par Synapse) rebaptisaient They Call Her One Eye, un titre au demeurant plus explicite et plus excitant. Un film bien en phase avec son temps, propice aux débordements de tous poils. Les années passant, on comprendra que le film de Bo-Arne Vibenius (dissimulé sous le pseudonyme d’Alex Fridolinski) a donné ses lettres de noblesse à un sous-genre chéri par quelques esprits malades avides de cruauté gratuite : le "rape & revenge", littéralement "viol & vengeance", dont les plus extrêmes représentants resteront I Spit on Your Grave (Meir Zarchi, 1978) et L’Ange de la Vengeance de cet allumé d’Abel Ferrara (1981), où il est aussi question d’une jeune fille muette. Dans les trois cas, il convient de préciser que les actrices (Lindberg, Camille Keaton et Zoë Lund), prisonnières d’un rôle exigent et passablement traumatisant, n’ont pas réussi à poursuivre une carrière digne. Malgré sa réputation, Thriller n’a jamais été diffusé dans les salles françaises, et il faut attendre les années quatre-vingt pour goûter à la chose par l’intermédiaire d’une VHS immonde éditée sous trois labels différents par Initial (une des rares exclusivités de cet éditeur), amputée des inserts pornographiques.
Trente ans plus tard, lorsque l’on redécouvre l’œuvre dans son intégralité, et dans des conditions optimales, on se rend compte qu’il repose en partie sur l’omniprésence du silence, assourdissant de contraste avec la brutalité des faits. A ce propos, "Thriller" est un titre bien mal choisi. Ce n’est pas dans son (fort discutable) aspect "thriller" que réside la puissance du film. Ni thriller, ni même giallo, l’un comme l’autre reposant sur la démonstration appuyée de la souffrance des victimes, They Call Her One Eye (je préfère ce titre, c’est indéniable) a son identité propre. Et l’on en revient à la figure tutélaire de Bergman. Le calme, la sérénité presque, puis l’explosion de violence, la barbarie, sortie de nulle part, exposée dans toute sa radicalité et son absurdité. Ce qui remue profondément l’âme dans le film de Vibenius, surtout durant la première heure, c’est l’émotion sans cesse retenue de l’héroïne face à la sauvagerie dont elle est victime. La terrible scène de l’œil crevé (qu’une rumeur dit avoir été tournée avec un vrai cadavre), la plus réaliste depuis Un chien andalou de Buñuel, est justement terrible parce que Madeleine n’a pas la possibilité de hurler. Une rébellion contenue, de temps en temps une larme, comme lorsqu’elle apprend que ses pauvres parents, détruits par une disparition travestie en fugue par l’ignoble Tony, se sont donnés la mort. En récompense de sa docilité, Madeleine reçoit des doses d’héroïne. Elle profite de ses permissions de sortie, non pas pour aller trouver la police, mais pour préparer sa revanche, se construisant alors ce look fétichiste qui deviendra la marque du film : long trench-coat noir, bandeau de borgne, fusil de chasse. Christina Lindberg restera éternellement associée à cette image. Sa croisade meurtrière la mènera à tabasser deux flics. Réminiscence de la scène d’introduction : une voiture de police approche. Mais Madeleine a la haine, ceux qui n’ont pu empêcher le viol il y a dix ans n’empêcheront pas l’accomplissement de sa vengeance. Comme la plupart des scènes d’exécution, la séquence de combat avec les policiers est montée au ralenti, amplifiée par d’improbables bruitages sonores. Choix dommageable, le ridicule l’emporte. Ce qui devait être le clou du spectacle devient pénible à voir. On regrette l’atmosphère lourde de la période "carcérale" de Madeleine, empreinte d’une violence sourde réellement troublante et dérangeante. Les quelques gros plans pornographiques, joués par une doublure "cul" de Christina Lindberg, ajoutent à la saleté et au malaise, tout en justifiant le plaisir sadiquement jouissif (et vice-versa) du spectateur. Et They Call Her One Eye de poser un problème de conscience à ce dernier : même violée, battue, éborgnée, sodomisée, Madeleine/Christina reste désirable. Caractéristique, s’il en est, du "rape & revenge".
Survient donc Thriller, A Cruel Picture, que les bandes-annonces américaines de l’époque (visibles en supplément sur l’indispensable DVD édité par Synapse) rebaptisaient They Call Her One Eye, un titre au demeurant plus explicite et plus excitant. Un film bien en phase avec son temps, propice aux débordements de tous poils. Les années passant, on comprendra que le film de Bo-Arne Vibenius (dissimulé sous le pseudonyme d’Alex Fridolinski) a donné ses lettres de noblesse à un sous-genre chéri par quelques esprits malades avides de cruauté gratuite : le "rape & revenge", littéralement "viol & vengeance", dont les plus extrêmes représentants resteront I Spit on Your Grave (Meir Zarchi, 1978) et L’Ange de la Vengeance de cet allumé d’Abel Ferrara (1981), où il est aussi question d’une jeune fille muette. Dans les trois cas, il convient de préciser que les actrices (Lindberg, Camille Keaton et Zoë Lund), prisonnières d’un rôle exigent et passablement traumatisant, n’ont pas réussi à poursuivre une carrière digne. Malgré sa réputation, Thriller n’a jamais été diffusé dans les salles françaises, et il faut attendre les années quatre-vingt pour goûter à la chose par l’intermédiaire d’une VHS immonde éditée sous trois labels différents par Initial (une des rares exclusivités de cet éditeur), amputée des inserts pornographiques.
Trente ans plus tard, lorsque l’on redécouvre l’œuvre dans son intégralité, et dans des conditions optimales, on se rend compte qu’il repose en partie sur l’omniprésence du silence, assourdissant de contraste avec la brutalité des faits. A ce propos, "Thriller" est un titre bien mal choisi. Ce n’est pas dans son (fort discutable) aspect "thriller" que réside la puissance du film. Ni thriller, ni même giallo, l’un comme l’autre reposant sur la démonstration appuyée de la souffrance des victimes, They Call Her One Eye (je préfère ce titre, c’est indéniable) a son identité propre. Et l’on en revient à la figure tutélaire de Bergman. Le calme, la sérénité presque, puis l’explosion de violence, la barbarie, sortie de nulle part, exposée dans toute sa radicalité et son absurdité. Ce qui remue profondément l’âme dans le film de Vibenius, surtout durant la première heure, c’est l’émotion sans cesse retenue de l’héroïne face à la sauvagerie dont elle est victime. La terrible scène de l’œil crevé (qu’une rumeur dit avoir été tournée avec un vrai cadavre), la plus réaliste depuis Un chien andalou de Buñuel, est justement terrible parce que Madeleine n’a pas la possibilité de hurler. Une rébellion contenue, de temps en temps une larme, comme lorsqu’elle apprend que ses pauvres parents, détruits par une disparition travestie en fugue par l’ignoble Tony, se sont donnés la mort. En récompense de sa docilité, Madeleine reçoit des doses d’héroïne. Elle profite de ses permissions de sortie, non pas pour aller trouver la police, mais pour préparer sa revanche, se construisant alors ce look fétichiste qui deviendra la marque du film : long trench-coat noir, bandeau de borgne, fusil de chasse. Christina Lindberg restera éternellement associée à cette image. Sa croisade meurtrière la mènera à tabasser deux flics. Réminiscence de la scène d’introduction : une voiture de police approche. Mais Madeleine a la haine, ceux qui n’ont pu empêcher le viol il y a dix ans n’empêcheront pas l’accomplissement de sa vengeance. Comme la plupart des scènes d’exécution, la séquence de combat avec les policiers est montée au ralenti, amplifiée par d’improbables bruitages sonores. Choix dommageable, le ridicule l’emporte. Ce qui devait être le clou du spectacle devient pénible à voir. On regrette l’atmosphère lourde de la période "carcérale" de Madeleine, empreinte d’une violence sourde réellement troublante et dérangeante. Les quelques gros plans pornographiques, joués par une doublure "cul" de Christina Lindberg, ajoutent à la saleté et au malaise, tout en justifiant le plaisir sadiquement jouissif (et vice-versa) du spectateur. Et They Call Her One Eye de poser un problème de conscience à ce dernier : même violée, battue, éborgnée, sodomisée, Madeleine/Christina reste désirable. Caractéristique, s’il en est, du "rape & revenge".
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